7

Hedrock passa la demi-heure suivante à parcourir le vaisseau spatial. Nombreuses étaient les portes fermées à clé, nombreuses aussi les cales où il ne jeta qu’un coup d’oeil sur les provisions. Ce qu’il voulait, c’était une idée d’ensemble rapide de ce à quoi ressemblait le navire.

Il ne fut pas tout à fait satisfait de ce cursif examen. Il avait en main un vaisseau spatial incapable de quitter son hangar et qu’il ne pouvait abandonner, maintenant qu’il s’en était assuré le contrôle. Il fallait monter la garde. Le fait qu’il n’ait vu aucun soldat d’Innelda ne prouvait rien. Ils pouvaient porter des tenues les rendant invisibles. Il est vrai que l’Impératrice avait intérêt à ne pas attirer l’attention de la Guilde des Armuriers sur ce lieu en y concentrant des forces gouvernementales. C’était sans doute pourquoi lui, Robert Hedrock, était arrivé dans cette rue déserte et avait pu pénétrer dans le dernier-né des navires spatiaux avant que le chef du service de protection ait pu décider de lui barrer le passage.

Si telle était la réalité, il lui était donc impossible de sortir d’ici sans se faire questionner. C’était un risque qu’il ne voulait pas prendre. Qui l’avait déposé ici ? Il parcourut la chambre d’isolation et revint vers Greer, lequel était conscient. L’homme le regardait avec dans les yeux un mélange de crainte et de haine.

— Ne vous imaginez pas que vous allez partir avec... dit-il d’une voix tremblante. Lorsque l’Impératrice s’apercevra, elle...

— Où sont les autres ? demanda Hedrock, lui coupant brutalement la parole. Où sont Kershaw et... mon frère Gil ?

Les yeux noirs s’écarquillèrent. Greer fut agité d’un tremblement et dit :

— Allez vous faire pendre ailleurs !

Mais, visiblement, il était effrayé.

— Si j’étais vous, dit Hedrock d’un ton égal, je commencerais à me demander ce qui pourrait m’arriver si je vous expédiais à l’Impératrice.

Greer blêmit, il sembla basculer et s’écria :

— Ne faites pas l’imbécile ! Il y a de quoi partager. Nous pouvons tout obtenir, avec de la prudence, car elle fait surveiller l’appareil. Je pensais même qu’elle allait m’envoyer quelqu’un, et c’est pourquoi je m’excuse de vous avoir accueilli avec ce canon énergétique de quatre-vingt-dix mille cycles.

— Et le télestat ? dit Hedrock. Peut-on l’utiliser pour faire des appels extérieurs en toute sécurité ?

— Uniquement par le truchement du télestat qui se trouve dans l’édifice Trellis Minor.

— Oh ! s’écria Hedrock, se mordant la lèvre. Il lui avait semblé si naturel de réduire celui-ci au silence qu’il n’avait pas imaginé un seul instant qu’il fût directement en liaison avec le vaisseau spatial.

— Qu’est-ce que vous pouvez attraper d’autre sur le stat ?

— Oh ! rien qu’un copain, un nommé Zeydel, dit Greer d’un ton mou.

Il fallut plusieurs secondes à Hedrock pour se souvenir où il avait déjà entendu ce nom-là. C’était à la table de l’Impératrice, quelques mois plus tôt. Un homme avait exprimé son dégoût de voir l’Impératrice utiliser les services d’un tel individu. Hedrock se souvenait qu’Innelda avait dit : « Dieu a fait les rats, il a aussi fait Zeydel. Mes savants ont trouvé le moyen d’utiliser les rats dans leurs laboratoires, et moi j’ai trouvé un usage pour Zeydel. Cela répond-il à votre question, monsieur ? » avait-elle conclu avec un éclat de rire. L’homme qui avait soulevé ce lièvre était connu pour sa mauvaise langue. Il avait répondu du tac au tac : « Si je comprends bien vous avez dans vos laboratoires des êtres humains qui font des expériences sur les rats et vous avez maintenant découvert un rat susceptible de faire des expériences sur les êtres humains. »

Cette remarque avait fait rougir Innelda et l’homme avait été banni de la table impériale pendant deux mois. Mais il était évident qu’elle avait continué à se servir de Zeydel. Et cela était fort regrettable, parce qu’il semblait bien que cela ne puisse se faire sans appel à la corruption, élément nouvellement introduit dans la civilisation ishérienne.

Hedrock n’entendait pas accepter d’être battu. Il chargea Greer et ses lignes de forces sur un système antigravitationnel et l’envoya dans une des chambres au-dessus, dans la partie supérieure du navire. Et il commença alors sa seconde exploration du vaisseau. Cette fois-ci, bien que toute minute fût d’importance, il ne se contenta pas d’un examen superficiel.

Il traversa toutes les salles, utilisant un déverrouilleur énergétique pour forcer les portes récalcitrantes. Le poste d’équipage, au-dessus du poste de pilotage, le retint longtemps, mais Greer y avait séjourné avant lui et rien n’y restait qui aurait pu lui donner une clé quant au sort du véritable propriétaire de l’engin. Greer avait eu tout le temps de faire disparaître les preuves et semblait ne pas l’avoir perdu. Aucune lettre, aucun objet personnel, rien qui aurait pu gêner un meurtrier éventuel. Ce fut dans le nez du bâtiment, dans un sas à air, que Hedrock fit sa découverte importante. Il y avait là une fusée de secours, dans son berceau, propulsée par deux moteurs qui étaient les répliques miniaturisées des engins qui faisaient mouvoir le vaisseau cosmique. Ce petit appareil – petit seulement par comparaison avec le navire spatial, puisqu’il avait quand même une trentaine de mètres de long – semblait prêt à prendre son vol.

Hedrock en examina soigneusement le tableau de bord et remarqua avec émotion qu’à côté de l’accélérateur normal, il y avait un levier sur lequel se trouvait l’inscription : « conduite d’infini ». Sa présence semblait indiquer que même cet engin de secours possédait la dérive interstellaire. En principe, il aurait pu s’asseoir au poste de pilotage, faire prendre l’air à l’appareil et s’échapper dans l’espace à une vitesse telle qu’aucun navire poursuivant n’aurait été capable de le rattraper. Il examina les éléments de décollage : tout lui parut automatique. Il suffisait au canot de secours cosmique de glisser sur les rails de son berceau après allumage du moteur atomique ordinaire et, automatiquement la porte du sas devait s’ouvrir très rapidement, laisser passer l’engin et se refermer derrière lui.

Cela ne faisait aucun doute : il pouvait désormais s’échapper. Mais Hedrock quitta le canot spatial et regagna le plancher de la salle des machines. Il était indécis. Évadé depuis quelques heures à peine du palais impérial, voilà qu’il avait déjà mis la main sur le vaisseau interstellaire. Il avait donc réussi là où, quelles que fussent leurs forces, l’Impératrice comme les Armuriers avaient échoué. Cela n’était pas négligeable. Le succès lui était venu grâce à sa vieille méthode qui consistait à foncer à toute vitesse vers son objectif en période de crise, sans hésiter à prendre de graves risques pour sa sécurité personnelle. Il n’était que temps, maintenant, d’être plus prudent et d’examiner calmement un ensemble de problèmes qui étaient étroitement liés les uns aux autres. Comment pouvait-il mettre l’énorme vaisseau cosmique à la disposition de la Guilde sans mettre sa personne en danger, et sans déclencher une bataille aérienne entre les forces gouvernementales et celles des Fabricants d’Armes ? Un facteur était décisif : les Armureries d’Isher ne recevraient sa note donnant l’adresse de ce lieu que le lendemain à midi.

Dans des circonstances ordinaires, il n’y aurait rien eu à craindre d’ici là. Mais, malheureusement, on avait vu un étranger monter à bord. Zeydel avait certes soulevé la méfiance d’Innelda. Elle pouvait donner à Greer le moyen d’entrer en contact avec ses agents secrets pour expliquer ce qui s’était passé. Elle n’attendrait pas très longtemps. Peut-être avait-elle déjà fait plusieurs tentatives pour contacter Greer.

Hedrock s’assit au poste de pilotage et essaya de mettre en marche le télestat principal, réfléchissant à la situation. Au bout de cinq à six minutes, il y eut un déclic, un signal lumineux se mit à clignoter et une sirène produisit un ronronnement musical. Cela se poursuivit pendant deux minutes environ puis tout cessa. Hedrock attendit. Au bout de treize minutes il y eut de nouveau un déclic et le processus se répéta. Tel était le mécanisme de l’engin. Il avait dû être réglé de façon que Zeydel pût appeler Greer toutes les quinze minutes. Sans doute, si cela ne marchait pas, envisageait-on aussitôt d’autres moyens d’action.

Hedrock descendit du poste de pilotage à la salle des machines et se mit à l’oeuvre pour remettre en route un moteur. Il semblait peu probable qu’il eût le temps de remettre en état de marche les deux moteurs, afin que l’énorme vaisseau pût prendre son vol – mais cela valait la peine d’essayer. Au début, il se rendit toutes les heures au poste de pilotage, pour voir si le signal parvenait toujours.

Puis il installa un télestat dans la salle des machines et le connecta avec celui du poste de pilotage. Ainsi put-il désormais suivre le rythme des appels sans cesser de travailler.

Ce que ferait Innelda quand elle perdrait patience, cela dépendait. Mais Hedrock supposait qu’elle avait peut-être déjà mobilisé sa flotte, dans l’espoir que, si le navire interstellaire tentait de s’en aller, la puissance de feu de ses vaisseaux spatiaux pourrait l’atteindre avait qu’il eût acquis une vitesse trans-luminique.

C’était cela qui rendait dangereuse pour lui toute tentative de s’échapper avec le vaisseau de secours. S’il se faisait abattre, c’en était fini pour l’Homme de l’espoir d’atteindre jamais les étoiles, pour un bon moment du moins. Son plan devait consister à tenir à l’écart les forces impériales tant qu’il demeurait une possibilité de réussite. Et alors, alors seulement, donner un grand coup de collier pour gagner, pour lui et les Armureries, une victoire inégalable. Il ne pouvait donc espérer faire aucune tentative de sortie avant le lendemain midi.

A 6 heures du soir, dix heures avant l’heure H, l’appel cessa sur le stat. Quinze minutes plus tard, l’appareil était encore silencieux. Hedrock se précipita à l’office, mangea un morceau et porta des sandwiches et du café à Greer, stoppant l’une des lignes de forces pour que celui-ci retrouve suffisamment l’usage d’un bras le temps de manger. A 6 h 29, Hedrock était de nouveau devant le stat qui demeurait silencieux. Ou bien il allait se produire un événement nouveau, ou bien Innelda renonçait pour la soirée et jusqu’au lendemain. Hedrock ne pouvait pas laisser cela au hasard. Il brancha la liaison sono et coupa la liaison vidéo : l’écran demeura donc muet. Et il appela le commissariat le plus proche. Dépassé par les événements, il avait l’intention de se montrer complètement et de voir si on le laisserait faire le numéro avant de réagir. Cela était particulièrement important, étant donné qu’il tenait à donner l’impression d’être un homme qui appelle la police en toute innocence.

Le déclic familier lui prouva que le contact était mis. Avant que la personne à l’autre bout de la ligne ait pu dire quoi que ce soit, Hedrock chuchota :

— Le commissariat ? Je suis prisonnier à bord de ce qui semble être un navire spatial. J’ai besoin qu’on vienne à mon secours.

Il y eut un silence assez long, puis un homme dit à voix basse :

— A quelle adresse vous trouvez-vous ?

Hedrock donna l’adresse et raconta brièvement qu’on l’avait embauché pour réparer des moteurs atomiques, mais qu’il était maintenant sous la coupe d’un individu nommé Rel Greer.

— Où se trouve Greer pour l’instant ? lui demanda-t-on, l’interrompant.

— Il est couché dans sa cabine à l’étage au-dessus.

— Attendez une minute, dit l’homme.

Après un silence, une autre voix reprit, une voix sur laquelle on ne pouvait se tromper : celle même, inoubliable, de l’Impératrice Innelda.

— Quel est votre nom ? dit-elle.

— Daniel Neelan, dit Hedrock, mais dépêchez-vous, ajouta-t-il. Greer peut descendre d’une minute à l’autre. Je ne voudrais pas qu’il me surprenne ici devant cet appareil.

— Mais pourquoi n’ouvrez-vous pas les portes pour sortir, tout simplement ?

Hedrock s’était préparé à une telle question. Il répondit que Greer avait retiré du tableau de bord les manettes d’ouverture et de fermeture des portes, qu’il les avait emportées dans sa chambre.

— Je vois.

Il y eut un instant de silence. Il sentit fort bien qu’elle examinait rapidement la situation et les possibilités qu’elle offrait. Elle eut tôt fait de prendre une décision :

— Monsieur Neelan, dit-elle très vite, votre appel au commissariat de police a été immédiatement transmis au gouvernement et à ses services secrets. Tout à fait par hasard, vous vous êtes mêlé d’une affaire à laquelle l’État s’intéresse. N’ayez aucune crainte, ajouta-t-elle.

Hedrock, volontairement, gardait le silence. Innelda poursuivit :

— Monsieur Neelan, voulez-vous brancher le vidéo. Il est important que vous sachiez qui vous parle.

— Je peux le brancher de façon à vous voir, dit-il, mais je ne peux faire que vous me voyiez, car ce stat a été amputé de certains de ses éléments.

— Nous avons l’habitude du goût excessif de Greer pour le secret quant à sa personne, répondit-elle d’un ton acide. Mais dépêchez-vous de le brancher, je veux que vous me voyiez.

Hedrock brancha l’écran, à sens unique, et y regarda s’installer l’image de l’Impératrice d’Isher. Il hésita à dessein un instant avant de murmurer avec le parfait accent de la stupéfaction :

— Oh ! Votre Majesté !

— Vous me reconnaissez ?

— Oui, oui, mais...

— Monsieur Neelan, dit-elle, lui coupant la parole, vous voilà dans une situation, exceptionnelle. Votre gouvernement, votre... Impératrice... attendent beaucoup de vos bons et loyaux services.

— Que Votre Majesté me pardonne mais j’ai hâte d’en savoir plus, dit Hedrock.

— Je vais être très claire. Comprenez-moi bien. Cet après-midi, Dan Neelan, lorsqu’on m’a informée qu’un étrange jeune homme – vous-même – aviez pénétré dans le vaisseau spatial de Greer, j’ai immédiatement donné l’ordre d’exécuter un certain capitaine Hedrock, un espion des Armureries que j’avais précédemment toléré au Palais.

Hedrock se demanda si elle mélangeait sans le vouloir les heures ou si elle mêlait à dessein la vérité et l’erreur. Pour l’instant, il ne lui appartenait pas de corriger ce qu’elle disait. Ce qui l’intéressait le plus, c’était qu’elle ne parût pas vouloir se presser. Il avait comme l’impression qu’elle s’imaginait saisir une chance inespérée, sans pour autant se préoccuper outre mesure du sort de Dan Neelan. Elle devait se dire qu’elle aurait toujours le moyen de reprendre ses tractations avec Greer, et peut-être n’avait-elle pas tout à fait tort. Elle continuait à parler, le visage fermé, la voix basse mais ferme.

— Je vous dis cela pour vous montrer l’importance des précautions que je prends pour faire triompher mon point de vue en la matière. Considérez le sort du capitaine Hedrock comme étant celui réservé à toute personne qui oserait s’opposer à moi dans cette affaire, ou qui saboterait son travail. Je vais vous dire ce que vous devez faire, ce que vous ferez. Dès cet instant, vous êtes un soldat au service de l’État. Vous allez continuer à feindre de réparer les moteurs de ce vaisseau et vous en ferez assez pour convaincre Greer que vous remplissez vos obligations à son égard. Mais chaque fois que vous pourrez, vous vous efforcerez au contraire de mettre en panne ces moteurs encore en assez bon état, je suppose. Je pense que vous pourrez vous y prendre assez habilement et que nul, à part un expert, ne saurait le déceler. Et maintenant, écoutez-moi bien. Dès que vous aurez pratiquement paralysé les moyens d’envol de l’appareil, vous nous aviserez aussi rapidement que possible. Un mot suffira. Vous pourrez brancher le stat et dire : « Ça y est » ou quelque chose comme cela, et alors nous entrerons en action. Nous avons huit canons de cent millions de cycles en position. Ces armes sont si puissantes que chacun ne peut faire feu qu’une fois et se dissout aussitôt sous la puissance de tir. Les huit pourront faire une brèche dans le mur en trois minutes. Tel est mon plan. Il sera exécuté. Dans les vingt-quatre heures qui suivront sa réussite, vous recevrez une récompense formidable pour y avoir participé.

La voix tendue disparut. Son corps sembla lui aussi se relaxer. Le regard même de l’Impératrice perdit de sa flamme. Il y eut soudain un sourire chaleureux, généreux, dans ses yeux et sur ses lèvres.

— J’espère, Dan Neelan, dit-elle d’une voix calme, que je me suis bien fait comprendre.

Il n’y avait à cela aucun doute. Malgré lui, bien qu’il la connût, Hedrock était fasciné. Il ne s’était donc pas trompé en pensant qu’Innelda allait une fois encore jouer un rôle capital dans la crise majeure de cette époque troublée. La tigresse avait montré ses griffes d’acier et son goût pour une violence sans aventure. Cette femme avait décidément une âme de feu.

Il commença à réfléchir aux implications de ce qu’elle venait de lui dire. Premier choc : elle avait dit que les puissantes batteries étaient prêtes à tirer. Il était donc possible qu’en appelant comme il l’avait fait, il eût différé une attaque imminente. L’ennui, c’était que, s’ils se mettaient à le soupçonner, ils pourraient tirer n’importe quand. Mais pour l’instant, ils n’avaient rien à craindre. Le navire spatial était effectivement immobilisé et ce qu’ils s’imaginaient les tiendrait en attente jusqu’au moment critique – demain midi. Mais la voix de l’Impératrice interrompit encore le cours de ses pensées.

— A vous, Zeydel ! dit-elle.

Le visage, la tête et les épaules d’un homme d’environ quarante-cinq ans remplacèrent celui de la souveraine sur l’écran. Zeydel avait des yeux d’ardoise, un nez mince en bec d’aigle, des lèvres minces. Il y avait un faible sourire sur ses traits de canaille. C’est pourtant d’une voix égale qu’il se mit à parler :

— Vous venez d’entendre les ordres de notre glorieuse Impératrice. Vous devez vous considérer comme un soldat en service, chargé de s’occuper d’un homme pour lequel, ici, nous ne manifestons aucune sympathie. Ce vil Greer s’est délibérément placé dans l’opposition. Il détient une invention qui met l’État en danger et qui doit demeurer complètement ignorée du public. Greer s’imagine qu’il peut discuter d’égal à égal avec le gouvernement et, jouissant d’une immunité temporaire, il est devenu arrogant, a des exigences impossibles à satisfaire et se conduit en traître. Il semble bien qu’il ne vous ait embauché pour réparer ce navire spatial qu’afin de pouvoir s’échapper avec l’engin une fois qu’il aura obtenu les crédits qu’il nous demande. Le fait même que ces réparations soient longues et importantes prouve bien que sa trahison est calculée de longue main. Aussi – écoutez-moi bien – si la chose se révélait nécessaire, si l’occasion s’en présente naturellement, vous avez la permission d’exécuter Greer comme ennemi de l’État, au nom de Sa Majesté Impériale Innelda, Impératrice du Système Solaire, chef de la Maison d’Isher. Toute l’autorité de l’État sera derrière vous pour tout acte que vous auriez à entreprendre conformément aux instructions que vous venez de recevoir. Avez-vous des questions à poser avant que je coupe la communication ?

Ainsi donc, ils ne doutaient pas qu’il leur apportât son concours. Il est vrai, pensait Hedrock, que s’il avait été un véritable mécanicien de moteurs atomiques, il eût été sans nul doute impressionné et terrorisé par le rang et la position officielle des gens qui venaient de s’adresser à lui. Malheureusement pour Innelda, c’était elle qui, sans le vouloir, apportait de l’eau au moulin des projets de Hedrock.

— Pas de questions, déclara-t-il, se rendant compte soudain que l’homme attendait sa réponse. Je suis un loyal sujet de Sa Majesté. J’ai très bien compris les instructions.

— C’est parfait. De toute façon, si nous n’avons pas de nouvelles de vous d’ici à demain matin 11 heures, nous attaquerons. Tâchez de vous montrer digne de la confiance de l’Impératrice.

Il y eut un déclic. Hedrock coupa aussi le contact de son côté. Il redescendit à la salle des machines, mal à l’aise en raison de la limite de temps qui venait de lui être impartie. Mais, après tout, il parviendrait bien à les faire attendre une heure ou deux de plus.

Il prit une pilule antisommeil et se mit à travailler sur les moteurs. Peu après minuit, il eut fini de remettre en état l’un d’eux. Il avait ainsi la moitié de la puissance nécessaire pour enlever dans les airs cet énorme vaisseau. Il grimpa à l’étage et se prépara un steak. Après l’avoir mangé, il redescendit travailler. Mais tandis qu’il opérait sur le second moteur, il se dit qu’après tout il travaillait en partant du principe que ces engins pouvaient marcher. Cela était assez raisonnable, du fait que l’appareil s’était rendu jusqu’aux étoiles et en était revenu, parvenant à regagner sain et sauf son hangar. Mais, de toute évidence, Hedrock devait se fier à une machinerie qu’il ne pourrait pas essayer avant la minute décisive.

Les heures passaient, trop vite à son gré. A 9 h 10 du matin, Hedrock se rendit compte que le temps dont il disposait était fort entamé. Il savait qu’il lui faudrait encore plus de deux heures pour réparer le second moteur et, pour cette seule raison, il lui fallait un délai supplémentaire. Il donna à manger à Greer, absorba rapidement son petit déjeuner et se remit à travailler sur le moteur jusqu’à 11 heures moins 20.

C’est alors que, transpirant, son travail encore inachevé, il brancha le stat et appela Zeydel. Le visage de l’homme apparut presque instantanément sur l’écran. Il avait l’air d’un fauve enragé, ses yeux jetaient des éclairs, sa bouche tremblait.

— Alors ? dit-il.

— Non, dit Hedrock, ça n’y est pas. Greer vient seulement de remonter au poste de pilotage. Il est resté à mes côtés toute la matinée – c’est donc seulement maintenant que je me trouve à même de mettre les moteurs hors de service. Il me faudra jusqu’à midi et demi ou 1 heure pour y parvenir. Vous pouvez en être absolument certain. Je...

L’image de Zeydel disparut sur l’écran, remplacée par celle de l’Impératrice Innelda. Ses yeux verts étaient à demi fermés, mais sa voix était calme.

— J’accepte de vous accorder un nouveau délai, mais seulement jusqu’à midi. Mettez-vous au travail. Laissez le stat branché, en sono seulement, pas en vidéo, et faites ce qu’il faut pour que ces moteurs soient hors d’usage en temps voulu.

— Je vais faire mon possible, Votre Majesté, dit Hedrock.

Il avait quand même gagné une heure de plus. Il retourna à son délicat travail de metteur au point de moteur atomique. Dans les outils de métal qu’il utilisait, il pouvait voir le reflet de son visage en sueur. Tendu, il se demandait si le travail qu’il faisait servirait à quelque chose. Dans le ciel au-dessus de la capitale, la flotte impériale devait patrouiller et les chances d’une action de dernière minute déclenchée par les Armuriers semblaient s’affaiblir à chaque minute qui passait. Il s’imaginait l’arrivée du courrier de la fin de matinée à la Société des Météores. Sa lettre donnant l’adresse de ce lieu allait être remise sans délai à Peter Cadron – mais Cadron pouvait être en conférence ou encore parti par transmetteur faire un tour de l’autre côté de la Terre. Il pouvait aussi être allé déjeuner. Et les gens n’ouvraient pas leur courrier comme si leur vie en dépendait. Aussi se pouvait-il que le conseiller de la Guilde ne lut pas sa lettre avant 1 ou 2 heures de l’après-midi.

Il était déjà 11 h 30 quand Hedrock, fatigué, se rendit compte que le second moteur ne pourrait être en ordre de marche à temps. Il continua cependant à travailler, les bruits d’outils ayant pour résultat de convaincre l’Impératrice qu’il obéissait aux instructions. Mais il était cependant temps de prendre des décisions. Il lui faudrait gagner la fusée de secours : quoi qu’il se passât, c’était là pour lui le moyen de se tirer d’affaire. Et, comme le petit engin bénéficiait lui aussi de la dérive interstellaire, il était finalement aussi valable que le grand vaisseau spatial. S’il pouvait le faire sortir, l’Homme atteindrait aussi sûrement les étoiles. Et si l’appareil ne partait pas, s’il était abattu... Mais à quoi bon envisager l’échec ? S’il n’était pas tué sur le coup, il serait fait prisonnier.

Mais comment pourrait-il gagner le vaisseau de secours alors que le stat fonctionnait ? En mettant une connexion dans la salle des moteurs, il avait créé l’illusion qu’il ne pouvait communiquer avec l’extérieur que lorsque Greer n’était pas dans ses jambes. Ainsi avait-il pu retarder l’attaque d’une heure. Malheureusement la volonté d’Innelda que le contact fût maintenu en permanence le gênait maintenant beaucoup. Dès qu’il cesserait de faire du bruit dans cette salle, Innelda et Zeydel se méfieraient. Or, il estimait qu’il lui faudrait bien cinq minutes pour grimper jusqu’au vaisseau de secours. Tout bien considéré, c’était un laps de temps assez long. Si long même qu’il semblait justifié de faire un nouvel effort pour embrouiller Innelda. Hedrock hésita puis s’approcha du stat.

— Votre Majesté ! dit-il, chuchotant d’une voix caverneuse.

— Oui ?

La réponse avait été si prompte qu’il eut un instant l’idée qu’elle était assise devant une série de télestats, suivant les diverses phases de l’affaire ; les hommes à bord de sa flotte aérienne, les soldats attendant derrière les invisibles canons, Zeydel, lui-même enfin.

— Votre Majesté, dit-il rapidement, il me sera impossible de mettre tous les moteurs hors d’usage dans le temps que vous m’avez imparti. Il y a dix-sept organes moteurs différents ici et je n’ai encore eu le temps que de travailler sur neuf d’entre eux. Me permettez-vous de vous suggérer quelque chose ?

— Allez-y, dit-elle d’un ton neutre.

— Mon idée est de monter à l’étage au-dessus et d’essayer de m’assurer de Greer. Je pourrais le prendre par surprise.

— Oui, dit-elle avec quelque chose de bizarre dans la voix. Oui, vous le pouvez, mais, dit-elle après une hésitation, je préfère vous dire, Neelan, que nous commençons à nous méfier de vous.

— Je ne comprends vraiment pas pourquoi, Votre Majesté.

— Depuis la matinée d’hier, dit-elle, semblant ne pas l’avoir entendu, nous avons essayé de contacter Greer. Dans le passé, il nous répondait toujours au bout d’une heure ou deux et il me semble inhabituel, pour ne pas dire plus, qu’il n’ait même pas daigné répondre à nos appels. Car il sait fort bien que nous sommes prêts à discuter de ses conditions exorbitantes et même à céder à propos de l’une d’elles.

— Je ne vois toujours pas...

— Laissez-moi vous expliquer, dit-elle d’un ton glacé. Nous voici à l’heure H et nous ne voulons pas prendre de risques. Vous avez la permission de monter à l’étage au-dessus et de vous emparer de la personne de Greer. Je vous ordonne même de prendre les risques qui sont ceux du soldat pour l’empêcher de parvenir à faire décoller le navire spatial de son hangar. Mais, pour le cas où nos soupçons à votre égard ne seraient pas absolument injustifiés, j’ordonne l’attaque à l’instant même. Montez tandis que l’attaque commence. Faites tout ce qui est nécessaire contre Greer, mais dépêchez-vous.

Sa voix s’était faite plus forte, et il était clair qu’elle donnait des ordres dans d’autres stats, criant qu’il fallait engager toutes les forces. Hedrock entendit ce commandement et se précipita vers l’escalier. Il dut s’arrêter un moment pour ouvrir la porte de la chambre des radiations, se dépêchant ensuite, dans l’espoir qu’il parviendrait là-haut avant que quiconque puisse l’arrêter.

C’est alors qu’eut lieu la première salve. Le navire fut secoué. C’était d’une violence inouïe. Il eut un moment d’étourdissement et l’idée lui vint qu’il allait avoir une commotion cérébrale. Il continua cependant à courir, mais la peur de la défaite le tenaillait déjà. Le second coup, formidable, l’envoya rouler au sol, mais il se releva aussitôt, conscient de sa lassitude. Il se disait vaguement qu’Innelda prenait des risques considérables en utilisant de telles armes, car elle pouvait provoquer une réaction en chaîne conduisant à une explosion atomique, en libérant ainsi des millions de cycles.

C’est alors qu’arriva le troisième tir. Du sang sortit de son nez, une violente chaleur monta à ses oreilles. Le quatrième coup – il se rendait à peine compte qu’il était à mi-chemin de la salle de pilotage – le jeta plié sur lui-même dans l’escalier. Il en remontait quelques marches en titubant lorsque le cinquième coup eut lieu.

Il savait maintenant qu’il était vaincu, mais il continuait à remuer ses jambes et s’étonna joyeusement de parvenir au niveau supérieur. C’est là que la sixième et intolérable explosion le surprit, en haut du long escalier, l’envoyant au palier du dessous comme une feuille prise dans la tempête. Il y avait là une porte et il la ferma intentionnellement. Son regard chavira lorsque l’énorme porte se souleva de ses gonds, grinça et tomba sur le sol : c’était le septième coup.

Maintenant, tel un animal, essayant de surmonter la douleur, il descendit quelques marches et ferma une autre porte. Et il se tint là un moment, saisi d’une infinie lassitude, se laissant aller contre la paroi, lorsque les voix d’un groupe d’hommes frappèrent son esprit abasourdi. Ces voix venaient de l’intérieur du bâtiment, voire du navire. C’était incroyable et il en reçut un choc qui le réveilla. Les voix s’approchaient. La vérité le frappa : ils étaient déjà dans le bâtiment. Il n’avait fallu que sept salves.

Un homme criait de l’autre côté de la porte où il se trouvait :

— Allez, enfoncez ces portes ! Arrêtez tous les gens que vous trouverez à bord. Ce sont les ordres.

 

Les fabricants d'armes
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